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Platon inactuel. Critique de l'imitation et problème de l'éducation par les arts chez Platon.
(Gilles Behnam, Professeur de philosophie, chef de projet du Mag Philo.)


Position du problème
Platon qui connaît et fréquente les arts et les artistes ne recourt le plus souvent qu'à ceux surtout " littéraires ". Les citations abondent en rappel d'Hésiode, d'Homère et des poètes. Hormis celles au théâtre et au choeur, les références aux beaux-arts représentatifs sont plutôt rares, et jamais développées pour elles-mêmes, dans une composition pré-esthétique dotée d'un intérêt philosophique . Sur la sculpture, le dessin, la peinture, ou l'architecture pas ou peu de choses, sauf pour élaborer une critique radicale et dépréciative de l'art. Malgré cela, Platon est loin d'être univoque sur ces questions : l'art est par ailleurs doté d'une certaine positivité. Il permet une correction des sens et une véritable éducation. Par lui, l'homme peut s'acheminer du singulier à l'universel, connaître et parcourir à rebours la voie de l'être.

Inspiration et emprunt
On ne peut ignorer la part de composition qui intervient notamment dans ses dialogues qui bien des fois empruntent leur narration et leur scénarisation au théâtre antique. Il est remarquable de relever dans certains textes connus un art consommé du pastiche. Dans Le Banquet, chacun des six discours constitue un morceau d'anthologie. Platon s'y joue des différents convives, en fonction des positions philosophiques qu'ils sont censés défendre (fantaisie comique d'Aristophane phraséologie physiologiste d'Eryximaque , apologie dionysiaque d'Alcibiade…) . Dans Le Gorgias, les intervenants principaux sont parodiés: Gorgias hiératiquement, avec un discours sophistique, polyvalent, et condescendant; son bras droit Polos est opportuniste et rigide, quant au célèbre Calliclès, il est provocateur, intolérant et impulsif.

Derrière ces emprunts réitérés, mais en même temps dissimulés et déniés, se cache une sorte de symptôme philosophique. La critique de l'art mimétique et dialectique recoupe et redouble cette pratique de Platon lui-même. Peut-être même lui a-t-elle servi d'exutoire pour dépasser ses propres inhibitions à assumer la place d'un auteur de mythes et d'allégories.

Ce débat philosophique sur le rôle de l'imitation en particulier trouve son principal écho dans un passage célèbre de La République . Platon y pose une alternative : la peinture doit-elle copier les choses et les êtres, en s'attachant à restituer leurs apparences, ou doit-elle les oublier et les dépasser, en s'attachant à leur essence même ? L'art devrait avoir trait aux essences et non aux apparences, mais malheureusement sa nature semble le condamner à perpétrer l'inverse. Critique morale en même temps que méthodologique : l'art ne peut honorer sa dette et assumer le seul rôle qui ferait de lui un maillon de la philosophie. Il doit éduquer, mais malheureusement, Platon constate qu'il " distrait " et anesthésie la vigilance intellectuelle de ses contemporains.

Comme l'artisan et l'artiste qui produisent selon les modalités d'une activité " technique " relevant du champ " poétique " plutôt que " théorique " ou " pratique ", le Sophiste a une propension à tenir des discours d'imitation qui produisent avec habileté des savoirs d'emprunt.

Le langage de la persuasion et l'art d'imitation entretiennent un même rapport avec les apparences. De même qu'Homère par un récit épique plus vrai que nature " persuade " son lecteur qu'il sait et vit l'existence d'un général d'armée ou d'un vaillant guerrier, le peintre exerce une séduction similaire et " capte " le regard par un habile jeu formel. Tous deux sont des virtuoses des ombres portées de l'être . Le principal problème n'est pas que l'artiste prenne lui-même les habits des personnages et des situations qu'il représente, mais plutôt qu'il s'entende à les faire endosser à leurs destinataires : in fine le spectateur est captivé par la mouvance de l'image et des mots.

Défense de Platon
Toutefois les emprunts ne constituent jamais une fin en soi, mais pratiquent une mise en perspective critique et " ironique ". Platon copie ses prédécesseurs ou contemporains afin de s'en distancier et de s'affirmer lui-même comme un authentique créateur. Il ne les plagie pas, mais s'en inspire. Dès lors, il y a une nécessité à penser la place de l'art tourné dans cette période antique vers la recherche du beau idéal, non pour en évaluer simplement les spécificités de style, et si l'on peut dire les " performances ", mais plutôt pour en éprouver la capacité à contribuer à la recherche de la vérité. C'est seulement dans cette double optique que l'art prend place dans le platonisme : d'un côté il trompe et détourne de l'Être, d'un autre il élève, instruit et doit être repensé dans son rapport à l'essence du monde plutôt qu'à son apparence. S'il y a une place de choix à réserver à la représentation chez Platon, cette place reste introuvable en son siècle : il faudrait se rendre dans les contrées beaucoup plus proches de notre récente histoire de l'art pour rencontrer de telles mises en oeuvre affranchies des modes représentatifs ou figuratifs. L'abstraction géométrique ou lyrique par exemple sembleraient plus en phase avec le souci philosophique d'élever l'âme, de restituer dans sa transcendance absolue ce qui doit rester désincarné et de rappeler l'incommensurabilité perceptive et intellectuelle entre l'ici bas et l'au-delà.

Leçon de Platon
L'art n'est salvateur que dans la mesure où il répond à des exigences gnoséologiques, introduit à la métaphysique et remplit beaucoup plus qu'une tâche " esthétique ". Sa vertu principale est celle d'une pédagogie. Lorsque les arts mimétiques, dans un jeu de reflets et d'ombres, redoublent nos illusions, et confortent nos attachements aux intérêts immédiats de la matière, l'art se fait à la fois l'allié de notre opinion la plus incertaine et de nos passions les plus néfastes. Il surdétermine la sensibilité, et enchaîne par là encore davantage l'humain à l'inconstance de ses humeurs. L'art nous soumet plus que de coutume aux affres du désir et de l'hybris, nous cloue encore davantage au corps. Il faut alors concevoir, si l'on veut sauver les phénomènes esthétiques, un art qui puisse être étayé sur autre chose que la perception. C'est qu'en effet percevoir comme le rappelle le Théétète c'est autre chose que savoir . Chez Platon, sur les plans aussi bien éthique, politique qu'épistémologique, l'art reconquiert sa pleine positivité lorsqu'il répond à une condition :

- Participer à l'idée : l'artiste crée et présente une image certes singulière (la belle marmite, la belle jeune fille, la belle cavale etc. ), mais qui porte en elle les marques de l'absolu, du nécessaire, de l'universel et de l'éternel. Chaque chose n'est belle que parce qu'elle participe de l'idée du beau et sert la beauté idéale. Elle ne peut être belle pour l'un mais pas pour l'autre, belle dans certaines circonstances, laide dans d'autres ; pas plus elle ne peut être du ressort des préférences et des humeurs de chacun, et il ne nous appartient pas de décider arbitrairement de ce qui est beau et de ce qui ne l'est pas.

Socrate rappelle en réponse à Hippias qui a pu en arriver à dire que le beau c'est l'or que Phidias devait donc être un piètre connaisseur en matière de beauté, lui qui avait pu sculpter son Zeus en ivoire et non pas en or. Ironie comme toujours qui ravage le discours sophistique qui évite la question centrale de savoir ce que doit authentiquement réaliser l'art : tromper les sens, ou éduquer l'esprit. Précisément si le Zeus de Phidias est une des rares oeuvres plastiques que mentionne fortement Socrate pour contrer non sans moquerie le discours sophistique, c'est certainement comme le pensait déjà Élie Faure parce que " Phidias, à leur insu sans doute, a formé Socrate et Platon en matérialisant pour eux dans le plus clair, le plus véridique et le plus humain des langages, les rapports mystérieux qui donnent la vie aux idées " . Mais c'est sans doute aussi parce que la beauté de cette oeuvre s'est intégralement passée d'or, que le sculpteur n'en a pas plus utilisé pour le visage, que pour le torse, les membres… pas même pour les yeux, par où brille l'esprit même du Dieu, qui suprêmement demeure sans commune mesure avec quelque matière que ce soit, si ce n'est celle des pierres précieuses, non pas tant pour leur rareté et leur coût que pour leur rayonnement et leur clarté, les plus à même de nous octroyer la lumière et de nous éblouir.

En savoir plus : Sélection de références
Quelques textes de Platon en ligne
- Nimispauci, site d'Ugo Bratelli présente des traductions (notamment d'Émile Chambry chez Garnier).
- Si on lit le grec - ou plus probablement l'anglais - Perseus est le site de référence d'oeuvres de l'antiquité (descendre dans la page à Plato).

Sur les relations entre Platon et l'art
- Cours de classe préparatoire d' Evelyne Buissière professeure de philo de l'académie de Grenoble.
- Antoine Compagnon, récemment élu à l'académie Française, a publié ses cours dont La Politique des genres : Platon