télécharger le pdf Télecharger le PDF


Praxitèle une figure d'artiste dans l'Antiquité

(Maryvonne Cassan, professeur d'histoire des arts, mis à disposition au musée du Louvre)


Objectifs
- Comment construit-on la connaissance d'un artiste de l'Antiquité ? A partir de quelles sources ?
- Qu'est ce que la légende des artistes ? En quoi les auteurs anciens ont-ils construit une histoire mythique des artistes de l'Antiquité ? Comment le mythe est réactualisé à partir de la Renaissance ?

Quelques pistes
- Comparer la biographie de Praxitèle avec celle d'un artiste de la Renaissance
- Aborder le thème des rapports de l'artiste avec son modèle, un lieu commun de la littérature artistique. On peut faire comparer le récit des amours de Praxitèle et Phryné avec ceux de Raphaël et la Fornarina et avec un texte de Balzac extrait du Chef d'oeuvre inconnu.
- Réfléchir à la notion de beauté et aux questions qui se posent à l'artiste : celles de l'imitation et de l'idéalisation. On peut aborder le mythe de Pygmalion et sa fortune critique.
- Travailler sur la réactualisation de l'histoire de Phryné au XIXe siècle avec des textes et des oeuvres.

Fig. 1 : Base d'une statue de Kleiocrateia
portant la signature de Praxitèle, musée de l'Agora Athènes
Datée des années 360-350 av.J.-C., cette base de statue a été trouvée vers 1936 dans un mur de l'Agora d'Athènes. Il s'agit du parement extérieur en marbre d'un piédestal.
Elle porte une dédicace à Déméter et Coré et la mention de deux dédicants : " Kleiocrateria fille de Polyeuctos et femme de Spoudias ". Plus bas est indiqué : " Praxitèle a fait ". Cette dédicace permet de dater cette oeuvre approximativement de 360-350 av. J.-C. ; en effet, Polyeuctos et Spoudias sont connus grâce à Démosthène (384-322 av. J.-C.). L'orateur signale le conflit intervenu entre Spoudias et le beau-frère de sa femme, son client ; le procès eut lieu en 361 av. J.-C. ce qui donne un des rares jalons chronologiques de la carrière de Praxitèle. Cette base de statue nous renseigne aussi sur la clientèle du sculpteur : il s'agit de familles athéniennes aisées.
En revanche, on ne sait rien des statues érigées sur cette base mais il est possible qu'elle ait supporté trois portraits féminins provenant du sanctuaire de Déméter et Coré.
Elle constitue un des rares documents épigraphiques de la carrière de Praxitèle.

On sait peu de chose de Praxitèle et l'on ignore quand commence et quand s'achève sa carrière. Les sources épigraphiques fournissent cependant d'autres éléments qui croisés avec les sources littéraires permettent de reconstituer des fragments d'une biographie.
On considère qu'il était né vers 400 av. J.-C. et qu'il serait mort vers 330 av. J.-C.
On pense qu'il était le fils du sculpteur Céphisodote, auteur d'un groupe statuaire connu Eirènè portant l'enfant Ploutos. Sa famille était athénienne. Lui même était père d'un sculpteur prénommé comme son grand-père Céphisodote. Le nom de Céphisodote II est connu par l'épigraphie car il figure à plusieurs reprises dans les listes des citoyens soumis à l'obligation des liturgies (ces tâches d'intérêt public payées par un particulier) ; en 340 av. J.-C., les liturgies furent réformées par une loi inspirée par Démosthène et seuls les trois cents citoyens les plus riches d'Athènes devaient les payer ; or à partir de 335 av. J.-C., Céphisodote II figure plusieurs fois sur les listes et son nom apparaît suivi de celui de son père Praxitèle. En 326-325, il assume la fonction de triérarque principal mais son nom n'est plus suivi du patronyme ce qui laisse supposer que Praxitèle meurt vers cette date. Ces mentions livrées par les sources épigraphiques montrent que Praxitèle et son fils faisaient partie des citoyens les plus riches d'Athènes sans que l'on sache si cette aisance est attribuable au métier de sculpteur.

Praxitèle comme de nombreux sculpteurs de l'époque classique signait ses oeuvres. La pratique de la signature qui signale une conscience d'artiste est connue en Grèce depuis l'époque archaïque. Cependant le mot artiste n'existait pas. Si dans la Grèce du IVe siècle avant J.-C. on distinguait l'artisan de l'artiste, les artistes n'accédaient pas cependant à une notoriété suffisante pour faire l'objet d'une biographie particulière. Il n'existe pas de vies d'artistes illustres dans l'antiquité. Les artistes ne figurent pas dans les Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque (50 apr. J.-C.), recueil de biographies plus ou moins légendaires d'hommes d'Etat et de généraux. Plutarque s'explique sur cette absence et signale ainsi la médiocre considération dont les artistes faisaient l'objet. " Nous prenons plaisir, dit-il, à l'oeuvre tout en méprisant l'ouvrier. Il n'y a pas un jeune homme bien né qui pour avoir vu la statue de Zeus à Pise ou celle d'Héra à Argos souhaite d'être un Phidias ou un Polyclète, car un ouvrage peut nous charmer pour sa beauté sans entraîner nécessairement l'admiration pour son auteur. ". Les auteurs antiques font donc une distinction entre l'oeuvre et son auteur et ne donnent que peu de renseignements sur les artistes.
Praxitèle n'échappe pas à cette relative ignorance et si les sources littéraires le citent souvent, elles ne disent rien sur sa vie. Pourtant Praxitèle était célèbre dès l'Antiquité comme l'atteste cette remarque de Varron vivant au Ier siècle av. J.-C. : " Grâce à l'excellence de son talent, Praxitèle n'est inconnu d'aucun homme un tant soit peu cultivé ".
Trois auteurs romains mentionnent Praxitèle à plusieurs reprises : Pline L'Ancien, Athénée et Pausanias.
Pline l'Ancien (23-79) consacre trois livres (34, 35, 36) de son Histoire naturelle aux oeuvres d'art et aux artistes. A l'époque où il écrit, Rome était un immense musée d'art antique et les Romains éprouvaient une grande admiration pour la statuaire grecque en général et pour les œuvres de Praxitèle en particulier. Pline cite Praxitèle dans trois de ces livres mais c'est surtout dans les livres XXXIV et XXXVI consacrés à la sculpture qu'il nous donne les plus longs développements (voir le texte de Pline). Il nous livre quelques anecdotes sur la carrière et l'oeuvre de Praxitèle comme celle se rapportant au choix différent d'une Aphrodite fait par la cité de Cnide et celle de Cos. Grâce à son témoignage, on possède aussi les noms des oeuvres qui se trouvaient à Rome de son temps. Mais les listes qu'il fournit dans chacun des deux livres ne se recoupent que partiellement.
D'une façon générale, la littérature artistique antique nous donne surtout des anecdotes ou des légendes stéréotypées sur les peintres et les sculpteurs. Concernant Praxitèle, les auteurs latins ne font pas exception.

Ainsi, le seul évènement de la vie de Praxitèle dont rendent compte les sources littéraires, est sa liaison avec Phryné, une courtisane originaire de Thespies en Béotie qui vivait à Athènes. Les amours entre l'artiste et son modèle, un thème classique repris à la Renaissance, sont connus surtout grâce à Athénée (170-230? apr. J.-C.) et Pausanias (130-190? apr. J.-C.).
Athénée au livre XIII relate l'histoire de Phryné. La célèbre courtisane fut le modèle de Praxitèle pour l'Aphrodite de Cnide. Un des temps forts de son histoire est l'accusation d'impiété qui fut portée contre elle et qui lui valut un procès. A bout d'arguments, son défenseur Hypéride qui avait été son amant obtint des juges son acquittement après l'avoir dévoilée devant eux.
On trouve dans Pausanias de nombreuses mentions concernant Phryné et Praxitèle. Ainsi signale-t-il: " près du grand autel de Delphes une statue dorée de Phryné faite par Praxitèle, un de ses amants, mais c'est Phryné elle même qui a dédié la statue ".
Il cite aussi les offrandes dans le sanctuaire d'Eros à Thespies : " l'Eros qui est à Thespies de nos jours, est l'oeuvre de l'athénien Menodôros qui a copié l'oeuvre de Praxitèle. Il y a aussi du même Praxitèle une Aphrodite et une statue de Phryné elle-même; Phryné et la déesse sont en marbre ".Mais l'anecdote la plus savoureuse racontée par Pausanias est celle de la ruse de Phryné et de la fausse nouvelle de l'incendie de l'atelier du sculpteur. (Voir le texte de Pausanias)
La littérature artistique nous livre donc des anecdotes et telle celle de Praxitèle et Phryné inventée ou romancée ; elle contribua à nourrir diverses légendes et représentations mythiques des artistes de la Renaissance au XXe siècle.
Mais c'est surtout au XIXe siècle que Praxitèle et l'histoire de Phryné connurent un regain d'intérêt. Dès la fin du XVIIIe siècle, Winckelmann l'auteur de la première véritable Histoire de l'art de l'Antiquité pouvait inclure " Praxitèle aux côtés de Lysippe et d'Apelle dans le style "beau" caractérisé par la souplesse des contours, et l'harmonie de toutes les parties...., par la grâce " (E Pommier).
Alors que se multiplient les fouilles et les découvertes de statues antiques et tandis que se constitue la science des antiquaires, l'histoire de Phryné fut réactualisée. Ainsi Phryné fut-elle l'objet d'une notice dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (voir ce texte). Dès lors de nombreuses oeuvres furent attribuées à Praxitèle et on crut voir dans certaines d'entre elles des portraits de Phryné : tel est le cas de la Tête féminine provenant d'Arles dénommée dans les anciens catalogues : " portrait de Phryné ". (Fig. 2 ) L'histoire de Phryné et notamment la scène du jugement devinrent la source d'inspiration d'artistes comme Jean-Léon Gérôme (Phryné devant l’Aréopage, Fig. 3) ou de James Pradier (Phryné remettant ses voiles, 1845, musée du Louvre, Fig. 4).

Aujourd'hui si l'on fait un bilan de notre connaissance de Praxitèle force est de constater qu'elle reste superficielle et que " les oeuvres connues par plusieurs catégories de sources sont très rares; le croisement entre les témoignages littéraires et les inscriptions sorties des fouilles n'est possible qu'exceptionnellement" (Praxitèle, Catalogue de l’exposition, 2007)).Mais Praxitèle a nourri l'imaginaire.



Fig. 2 : Buste féminin, Marbre, Inv. FAN 92.00.405, Musée de l’Arles et de la Provence antiques © Musée de l’Arles antique / Photo Michel Lacanaud

Fig. 3 : J. L Gérôme, Phryné devant l'Aréopage, Huile sur toile, Inv. 1910, Hamburger Kunsthalle, Hambourg, © BPK, Berlin, Dist. RMN © Elke Walford

Fig. 4 : James Pradier, Phryné remettant ses voiles (1845), Marbre, Inv. RF 4273, Musée du Louvre © Musée du Louvre / P. Philibert


En savoir plus : Sélection de références

- Praxitèle, sous la direction d'Alain Pasquier et de Jean-Luc Martinez, Catalogue de l'exposition, Musée du Louvre/Somogy, 2007

- Pommier E., Winckelmann, inventeur de l'histoire de l'art, Paris, 2003

- Rolley Cl ., La Sculpture grecque, 2 tomes, Paris, 1999

- Rouveret A., "De l'artisan à l'artiste : quelques topoï des biographies antiques", Les "Vies" d'artistes, Louvre, Conférences et Colloques, Paris, 1996