Iznik et la céramique ottomane

Dans la seconde moitié du XVe siècle, après la prise de Constantinople et l’installation de la cour ottomane dans l’ancienne capitale byzantine, s’observent dans de nombreux domaines artistiques un renouvellement des formes. Ces évolutions reflétaient une implication plus forte de la cour dont le mécénat était particulièrement sensible dans le arts du livre et l’industrie textile. C’est dans ce contexte que vers la fin du règne de Mehmet II apparaît une production de vaisselle de céramique d’une grande perfection technique, répondant aux besoins d’une élite en demande d’objets de luxe et d’apparat. Cette production devait se poursuivre durant tour le XVIe siècle avant de connaître une période de lent déclin au cours du siècle suivant.

Désignée en turc ottoman par le terme « çini », cette céramique était destinée à l’élite de l’Empire mais s’est aussi exportée très rapidement hors de ses frontières, en Italie notamment, où l’on trouve des imitations locales. Si la ville d’Iznik en fut le centre de production principal, elle fut également produite à Kütahya comme le prouvent les découvertes faites lors de fouilles effectuées dans cette ville. Une production sporadique et liée à des commandes de la cour a dû également exister à Istanbul.

Une technologie originale

Cette céramique était fabriquée à partir d’une pâte siliceuse et frittée qui se distingue de ses homologues fabriquées dans le monde islamique par une plus grande proportion de fritte singulièremenet riche en plomb. D’après des analyses récentes, la composition de la pâte était : 65 à 75 % de quartz, 15 à 18 % d’une fritte riche en plomb et chaux, 3-4 % d’une seconde fritte très plombifère, 8 à 13 % d’argile non calcaire à faible teneur en oxyde de fer donnant une légère teinte rosée à la pâte une fois cuite. La présence de fritte est ici essentielle ; la fritte qui fond lors de la cuisson crée un tissu vitreux liant les particules de quartz entre elles. Comme toute pâte siliceuse, sa faible teneur en argile la rend peu plastique et difficile à tourner ; on devait donc utiliser une matrice placée sur le tour et d’un moule extérieur pour obtenir certaines formes comme les plats à marli éversé ou les grandes vasques. La pièce était ensuite engobée au moyen d’une argile siliceuse délayée d’une composition proche de celle de la pâte et adhérant parfaitement à celle-ci. Le décor, appliqué sur l’engobe sec ou peut-être après une première cuisson de la pâte, était tracé au pinceau, à main levée ou en utilisant des poncifs, puis recouvert d’une glaçure transparente. L’utilisation de poncifs est attestée par l’existence de pièces jumelles, par la répétition sur certains objets d’un motif répété à l’identique et à intervalles strictement réguliers ou encore par les carreaux de revêtement modulaires destinés à former de grands panneaux muraux.

La céramique d’Iznik se distingue aussi des productions contemporaines ou plus anciennes par la composition très pure de sa glaçure, de nature à la fois alcaline et plombifère et contenant une très faible proportion d’étain. Les éléments résiduels comme la potasse ou la magnésie, traditionnellement présents dans les fondants alcalins obtenus à partir des cendres de plantes côtières ou désertiques, y sont en effet quasiment absents. Cette particularité pourrait s’expliquer par une étape de purification des cendres, technique utilisée à Venise pour produire le verre cristallo à partir du milieu du XVe siècle et qui a pu être connue des potiers d’Iznik. Extrêmement transparentes, les glaçures des céramiques d’Iznik contiennent néanmoins une faible quantité d’étain. La température de cuisson est estimée entre 850° et 1200° selon les spécialistes.

Evolution stylistique

Durant tout le XVIe siècle, la céramique d’Iznik connaît une diversification de son répertoire et un enrichissement de sa palette, avant de connaître une période de déclin. Bien qu’il existe très peu de pièces datées, les historiens de l’art ont réussi à déterminer une chronologie relative basée sur l’identification de phases stylistiques distinctes et l’apparition de nouvelles formes.

La céramique de revêtement

La production de carreaux de revêtement d’Iznik prend son essor vers le milieu du XVIe siècle ; elle est stimulée et contrôlée par les commandes passées par la cour. Si Iznik est le principal centre de production de carreaux peints sous glaçure, le rôle de Kütahya va grandissant durant tout le XVIIe siècle. De nombreux documents d’archives attestent des liens entre les ateliers d’Iznik et la cour dont des plaintes adressées au kadi d’Iznik sur les retards de livraison ou encore le détournement de carreaux vendus à des marchands au lieu d’être expédiés vers la capitale.

Les céramistes travaillant à Istanbul semblent alors avoir joué un rôle important avant le milieu du XVIe siècle. Les documents d’archives témoignent de l’existence à cette époque d’un certain nombre de kaşigeran (fabricants de carreaux) parmi les artisans rattachés directement à la cour (ehl-i hiref ) alors que leur nombre devient insignifiant dans la seconde moitié du siècle.

Les artisans réalisent des carreaux peints sous glaçure ou en cuerda seca. La technique de la cuerda seca, apparue vers la fin du XIVe siècle en Asie Centrale avait déjà été utilisée au XVe siècle dans les monuments du premier art ottoman par l’entremise d’artisans formés à cette technique à la cour timouride. Elle connaît un regain de faveur peu après la prise de Tabriz par Selim II, sous l’impulsion d’artisans d’origine iranienne. On attribue ces décors en cuerda seca à une équipe dirigée par un certain Habib de Tabriz puis son successeur Usta Ali, tous deux cités dans les archives du Palais de Topkapı. Cette technique, qui se rencontre sur plusieurs édifices d’Istanbul, atteint un sommet de perfection avec le décor intérieur du tombeau du Şehzade Mehmet (1445-48). Peu après la réalisation du décor de ce mausolée, cette technique passe de mode, supplantée par les décors peints sous glaçure. Le dernier chantier d’importance dans lequel elle apparaît est celui du Dôme du Rocher, à Jérusalem.

A Istanbul, c’est peut-être le même groupe d’artisans qui a produit des carreaux peints sous glaçure destinés au décor de pavillons construits dans le palais de Topkapi. Certains portent des motifs qui semblent exécutés au pochoir et montrent des affinité avec les carreaux de cuerda seca contemporains. Mais les réalisations les plus remarquables sont deux plaques monumentales réemployées au XVIIe siècle sur la façade de la Sünnet Odası (Chambre de la Circoncision) sur lequel se déploie un paysage saz dans lequel évolue des animaux fabuleux. La perfection du dessin s’explique sans doute par l’intervention d’un dessinateur du nakkaşhane impérial, peut-être Şahkulu lui-même. La palette y est encore restreinte au bleu cobalt et au turquoise et s’accorde avec celle de la vaisselle d’Iznik contemporaine.

Les artisans d’Iznik ont également dû produire, dès le début du XVIe siècle, des carreaux de céramique, de manière sporadique, et à une échelle encore très réduite comme ceux du mausolée de Şehzade Mahmud (vers 1506), proches du style des vaisselles de la poterie Baba Nakkaş. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, alors que les commandes de carreaux peints sous glaçure affluent dans les ateliers d’Iznik, l’évolution du décor et de la palette suit celle de la vaisselle. Une partie du répertoire reste ancrée dans la tradition de céramique de revêtement architecturale, comme les motifs « au pochoir », tandis que se rencontre les styles saz et şukufe. L’introduction du rouge est visible pour la première fois dans le décor de céramique de la Suleymaniye (achevée en 1559) et donne un repère pour dater les vaisselles qui portent cette couleur. C’est la période d’apogée où les grands chantiers se succèdent et donnent lieu à des programmes décoratifs uniques, dans lesquels les revêtements de céramique répondent aux décors peints (kalem işi) ou au décor extérieur sculpté dans la pierre : mosquée de Rüstem Paşa (vers 1561), mosquée de Sokollu Mehmed Paşa (1572), mausolées de Roxelane (1558), Soliman le Magnifique (1566), ou Selim II (1572).

Les décors de céramique tout comme le style architectural ottoman qui s’impose dans les villes de province sont autant d’échos de l’évolution des formes et du goût qui se répand depuis la capitale de l’Empire vers les provinces. Les décors des monuments d’Antalya, d’Alep ou de Diyarbakir furent exécutés localement par des artisans venus d’Iznik. On y retrouve la palette caractéristique des productions d’Iznik mais avec de légères différences : une symétrie moins stricte, un carroyage moins régulier, un gabarit différent des carreaux, une glaçure de moindre qualité.

A Damas, une production plus originale et néanmoins influencée par le répertoire décoratif des carreaux d’Iznik voit le jour peu après la rénovation du Dôme du Rocher. Il est possible qu’une partie des artisans qui avait oeuvré à la restauration de ce monument prestigieux se soit implantée à Damas, y exécutant les carreaux destinés aux fondations pieuses bâties pour Soliman le Magnifique ou de hauts dignitaires ottomans comme la mosquée de Soliman le Magnifique construite par Sinan vers 1550-54. On y rencontre pour la première fois des décors de céramique inspirés des réalisations stambouliotes mais dans une palette qui restera par la suite la marque de la production damascène : bleu turquoise, vert de chrome, brun aubergine. Cette palette damascène, qui est aussi celle de la vaisselle d’Iznik des années 1540 et 1550, est déjà connue à l’époque mamelouke. Cependant, les artisans de Damas ont aussi conservé le goût pour des décors tracés en noir sous une glaçure colorée turquoise, héritage de l’époque médiévale adapté à un répertoire décoratif proprement ottoman. La technologie de ces carreaux, désignés à Damas par le terme  « qishani », dérivé du nom de la ville iranienne de Kashan, prolonge celle des carreaux de l’époque mamelouke. La fabrication de la pâte siliceuse suit les recettes connues depuis l’époque médiévale et les glaçures restent majoritairement alcalines et sujettes à craquelures.


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